L’Union européenne définit un “consensus de Bruxelles” en prenant le contre-pied des erreurs commises lors de la crise financière de 2008
Dans une tribune au Monde, nous revenons avec Bernard Guetta et Stéphane Séjourné — également eurodéputés de la délégation Renaissance au Parlement européen — sur le fait que l’Europe ne reproduit pas les erreurs commises après la crise de 2018 et bâtit aujourd’hui une nouvelle doctrine économique.
Non, l’Union n’est pas en perdition. Au milieu des récifs, face au vent, elle aborde seulement de nouveaux rivages, passant à la recherche de son unité politique après avoir constitué le marché commun et introduit la monnaie unique. L’Union entre dans la troisième phase de son Histoire, la plus difficile, et c’est pour cela que tout tangue à bord et que l’on prédit déjà le naufrage au lieu de voir la promesse des nouvelles terres.
Alors reprenons. La Commission a commis deux erreurs dans la vaccination des quelque 450 millions de citoyens européens. Ce n’est pas discutable mais qui se souvient que les traités ne font pas de la santé une compétence commune, que les souverainistes et tous les défenseurs des prorogatives et particularismes nationaux ne l’auraient pas accepté, que les institutions communes n’étaient en conséquence aucunement préparées à relever un tel défi, qu’elles l’ont pourtant fait et que leurs torts sont paradoxalement tout à leur honneur puisqu’ils sont, d’une part, d’avoir refusé de payer des prix extravagants aux laboratoires et de les affranchir de toute responsabilité sanitaire, et d’avoir, d’autre part, laissé pendant deux mois la possibilité d’exporter des doses produites dans l’Union au nom d’une vision de la santé comme bien public mondial ?
Qui se souvient, surtout, que grâce aux achats groupés nous avons évité un chaos d’une tout autre dimension que les retards dont nous souffrons aujourd’hui, et qu’au demeurant nous sommes en train de rattraper. C’est l’absence de négociation commune qui aurait vraiment menacée l’unité européenne nous mettant dans une situation de confrontation et de concurrence permanente entre nos États et entre nos opinions publiques.
Cessons donc, si sérieux soient-ils, de préférer voir les accidents de parcours aux routes que l’Union défriche et cessons, surtout, de refuser l’évidence de la révolution en cours au Parlement, au Conseil et à la Commission.
Non seulement il n’y a plus de tabous sur la Défense commune, la souveraineté européenne et les politiques industrielles communes mais la pandémie a précipité une révolution, certes silencieuse mais radicale car l’Union sort à grands pas de ses dogmes d’hier et fait considérablement évoluer sa doctrine macro-économique.
En ne répétant pas les erreurs commises lors de la crise de 2008, en en prenant même l’exact contrepied, les 27 définissent en effet un « Consensus de Bruxelles », appelons-le ainsi, qui vient prendre le relais du vieux consensus de Washington parallèlement remis en question par les Etats-Unis eux-mêmes.
Il y a 10 ans, lors de la précédente crise financière l’Union avait commis trois erreurs majeures qu’elle évite aujourd’hui.
La première avait été de limiter la capacité de réponse budgétaire des Etats membres. Au-delà de la politique monétaire accommodante conduite par la BCE, la suspension des règles budgétaires et l’assouplissement du cadre des aides d’États ont aujourd’hui permis de libérer au maximum la capacité d’intervention des Etats. La Commission européenne a vu juste en proposant, de plus, de prolonger l’État d’urgence budgétaire jusqu’à ce que l’Union retrouve son niveau d’activité économique d’avant mars 2020 et le début de la crise Covid. Cela signifie que nous ne reviendrons pas aux règles budgétaires antérieures avant la fin 2022, par opposition à l’erreur de 2009 de refermer trop tôt les vannes après la crise financière. Il est enfin d’ores et déjà acquis que les règles actuelles du pacte de stabilité et de croissance devront être révisées pour les rendre moins rigides et pro-cycliques.
La deuxième erreur avait été de ne pas mettre en place de plan de relance et d’investissement commun. Après des mois et des mois de débats sur la mutualisation de la dette rien n’avait été fait, faute d’accord politique. Cette fois-ci, les efforts nationaux se sont vus accompagnés, dès avril 2020, de 540 milliards d’euros de financements européens pour les dépenses de santé, le chômage partiel et le soutien aux entreprises. Après un Conseil historique de quatre jours et quatre nuits au niveau des chefs d’État et de Gouvernement européens en juillet 2020 et des négociations intenses avec le Parlement européen en décembre, l’Union dispose d’un plan de relance de 750 milliards d’euros, financé au niveau européen par un emprunt commun. La mise en place de ce plan de relance commun, et notamment la nécessité de trouver des sources de financement pour le rembourser, a permis d’entériner la création de six nouvelles ressources fiscales européennes — dites ressources propres — d’ici 2028: l’impôt sur les plastiques non recyclés, le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, la révision du marché carbone européen, la taxe sur le numérique, la taxe européenne sur les transactions financières et le développement d’une nouvelle assiette commune pour l’impôt sur les sociétés.
Quant à la troisième erreur commise il y a 10 ans, elle avait été . Cette fois, c’est le contraire. Chacun des plans de relance nationaux financés par l’Union devra avoir au moins 37% de ses dépenses investis pour le climat. Aucun euro du plan européen ne pourra, de surcroît, venir financer les activités jugées « nuisibles » au climat et à l’environnement selon une définition stricte harmonisée à 27. Le plan de relance européen représente tout simplement le plus grand choc d’investissements écologiques jamais décidé. Cela va permettre non seulement de relancer mais aussi de transformer notre économie, tout en la rendant plus compétitive dans les secteurs d’avenir.
Pragmatique, solidaire, articulant sérieux budgétaire et sérieux climatique, ce nouveau Consensus de Bruxelles s’ajoute aux avancées vers de nouvelles compétences communes dans des domaines jusqu’ici restés exclusivement nationaux. Pris sans grand bruit, et peut-être est-ce là l’une des raisons qui l’ont rendu possible, ce tournant se prend et ce tournant mène à une Union plus étroite et plus politique.