Il est essentiel de consolider ce nouvel âge progressiste de la mondialisation

Pascal Canfin
16 min readJun 15, 2021

Après trente ans de mondialisation libérale, un nouveau cycle s’ouvre devant nous. Sans rompre avec les bénéfices de l’ouverture, il recrée les conditions de la souveraineté publique et place les enjeux climatiques au cœur d’un nouveau modèle de prospérité. Il est essentiel de consolider ce nouvel âge de la mondialisation, cette « mondialisation du progressisme », si nous voulons échapper à la montée des nationalismes autoritaires et aux conséquences délétères d’une démondialisation non coopérative.

La reconquête de la souveraineté publique est d’abord fiscale. La crise financière de 2008 a exigé des dépenses publiques faramineuses pour « sauver les banques » et le financement de l’économie, rendant intolérable ce qui avait été jusqu’alors toléré : l’optimisation fiscale massive organisée par les plus riches et les plus grandes entreprises. Depuis, la riposte des grands Etats s’organise. C’est ainsi qu’en 2014 les Etats se sont mis d’accord pour mettre fin au secret bancaire : désormais, lorsqu’une banque détient le compte d’un particulier étranger, elle doit en référer à l’Etat de domiciliation fiscale principale de l’intéressé. Ainsi, les données de 5 millions de comptes détenus à l’étranger par des ressortissants français ont été transférées à l’administration fiscale.

Fin de l’impunité fiscale

Une deuxième étape s’ouvre à présent, qui s’attaque à l’optimisation fiscale des grandes entreprises. Cette négociation devrait aboutir cet été à un impôt mondial sur les multinationales d’au minimum 15 % sur la totalité des bénéfices réalisés partout dans le monde. De 500 milliards à 600 milliards de dollars (de 412 milliards à 495 milliards d’euros) de bénéfices, qui échappent aujourd’hui à tout impôt, seront demain taxés dans le pays où ils ont été réalisés ou dans le pays où se trouve le siège de l’entreprise. Ainsi les bénéfices des géants du numérique ne pourront plus être localisés en Irlande puis dans les îles Caïmans sans jamais être taxés, ni aux Etats-Unis ni dans les pays où les achats sont réalisés. Le partage de ce nouvel impôt mondial doit encore faire l’objet de négociations mais cet accord signera de fait la fin de l’impunité fiscale des multinationales.

L’accord européen qui a été trouvé début juin sur le « reporting pays par pays » va dans le même sens. Il obligera toutes les grandes entreprises européennes à publier les bénéfices qu’elles réalisent dans chaque pays européen et non plus seulement leur résultat consolidé. Désormais, les grandes entreprises devront jouer à livre ouvert. Et tout cela rapporte : en 2019, l’Etat français a ainsi récupéré 12 milliards d’euros de recettes fiscales supplémentaires grâce à la lutte contre l’évasion fiscale. Et, selon les premières estimations, l’accord sur les multinationales pourrait rapporter plus de 100 milliards de dollars par an à se partager entre les Etats.

Au retour de la souveraineté fiscale s’ajoute celui de la souveraineté monétaire et budgétaire. La généralisation du « quantitative easing » après la crise financière de 2008 a donné à la politique monétaire une puissance de feu qui a permis d’étouffer la spéculation sur les dettes publiques. La crise du Covid a ajouté une deuxième couche à l’augmentation des bilans des banques centrales. Les Etats ont ainsi pu répondre à la crise économique et sociale générée par la pandémie en s’affranchissant de toute limite budgétaire.

Coussin monétaire

Pour autant, la question de l’achat par les marchés de cette quantité supplémentaire de dettes publiques ne s’est jamais posée parce que les acheteurs de dette publique (banques, fonds de pension, compagnies d’assurance…) ont la certitude de pouvoir déposer ces obligations d’Etat en collatéral auprès de leurs banques centrales respectives. Cette monétisation partielle de la dette publique offre une protection exceptionnelle à l’action de la puissance publique et assure des taux d’intérêt faibles, voire négatifs, qui permettent aux Etats de financer leur dette publique à bas coût.

Ce coussin monétaire permet de donner corps à des politiques publiques progressistes en faveur de la protection sociale et de l’investissement dans les secteurs d’avenir. Les Etats-Unis ont ainsi inventé de toutes pièces un Etat providence conjoncturel, tandis que les Européens ont complété leur modèle social en l’ajustant à la crise. Ce mouvement est l’exact opposé des politiques monétaires ultrarestrictives mises en place au moment de la révolution libérale dans les années 1980.

En Europe, il contraste aussi fortement avec la gestion de la crise de 2009 : là où l’Union avait échoué à se mettre d’accord sur un plan de relance commun et resserré trop tôt les vannes budgétaires, elle s’est dotée cette fois-ci d’un plan de relance inédit de 750 milliards d’euros et a suspendu, dès le printemps 2020, les règles du pacte de stabilité et de croissance. En Allemagne, on discute dans la campagne électorale des moyens d’accroître l’investissement public. Et, en France, on réfléchit à un deuxième plan d’investissement, européen voire national, dans des secteurs-clés comme le numérique ou la transition écologique.

La nouvelle synthèse progressiste appelle également une autre forme de souveraineté : la souveraineté climatique. Le progressisme du XXe siècle a créé l’Etat-providence et l’économie sociale de marché tandis que se généralisait en parallèle la société de consommation. Mais à aucun moment ne s’est posée la question de la soutenabilité environnementale de son modèle. Les premières alertes sont apparues dans les années 1970 et il a fallu encore quarante ans pour qu’elles soient prises au sérieux. Le tournant est enfin pris avec l’accord de Paris en 2015. Même Donald Trump n’aura pas réussi à le « tuer ». Le cadre multilatéral du « premier accord du XXIe siècle » a survécu à son offensive. Et, dès le premier jour de son mandat, Joe Biden a pu y faire revenir les Etats-Unis.

La nouvelle synthèse progressiste appelle également une autre forme de souveraineté : la souveraineté climatique. Le progressisme du XXe siècle a créé l’Etat-providence et l’économie sociale de marché tandis que se généralisait en parallèle la société de consommation. Mais à aucun moment ne s’est posée la question de la soutenabilité environnementale de son modèle. Les premières alertes sont apparues dans les années 1970 et il a fallu encore quarante ans pour qu’elles soient prises au sérieux. Le tournant est enfin pris avec l’accord de Paris en 2015. Même Donald Trump n’aura pas réussi à le « tuer ». Le cadre multilatéral du « premier accord du XXIe siècle » a survécu à son offensive. Et, dès le premier jour de son mandat, Joe Biden a pu y faire revenir les Etats-Unis.

Les planètes sont désormais suffisamment alignées pour que le nouveau progressisme commence à déployer à grande échelle les politiques publiques qui contribueront à inventer un modèle de prospérité compatible avec les limites de notre planète. L’heure d’une nouvelle révolution industrielle a sonné, celle de l’économie zéro carbone. L’Europe a tiré la première en adoptant en 2019 l’objectif de neutralité climatique pour 2050, rapidement suivie par les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud et même la Chine qui s’est fixé cet objectif pour 2060. Le Green Deal européen conduit à la révision de plus de cinquante lois européennes et les Etats-Unis sont maintenant engagés dans un processus similaire.

Ces quatre dimensions — fiscale, monétaire, budgétaire et climatique — doivent désormais créer des boucles d’interaction positive. On l’a vu pour les politiques monétaire et budgétaire. C’est aussi le cas des politiques monétaire et climatique. Dans une forme de révolution silencieuse, mais aux conséquences considérables, les banques centrales considèrent maintenant le changement climatique comme un risque systémique sur la stabilité financière. Or, le maintien de cette stabilité est au cœur de leur mandat et cela justifie donc qu’elles mettent leur puissance de feu au service de la réduction des émissions de gaz à effet de serre.

On le voit, le moment politique dans lequel nous nous trouvons dessine les contours d’une mondialisation à bien des égards opposée au modèle précédent. Si les dernières décennies du XXe siècle ont été celles d’un âge libéral de la mondialisation, la décennie qui s’ouvre peut être celle d’un âge progressiste. Ce mouvement se heurte, bien sûr, à des résistances et comporte ses propres tensions internes. Il est essentiel de les identifier pour les dépasser.

La Chine devra s’adapter

La relation avec la Chine est un premier défi. Elle est aujourd’hui la deuxième puissance économique mondiale. En 2015, elle a détrôné la France comme premier partenaire commercial de l’Allemagne. Or la Chine est l’un des régimes les plus autoritaires de la planète. Quelle forme de coopération internationale peut-on imaginer avec une telle puissance ? L’option consistant à laisser la Chine de côté est une impasse. Impossible de gagner la bataille du climat sans le premier émetteur de CO2 de la planète.

Les progressistes devront donc trouver l’équilibre entre les sujets de confrontation et de coopération avec Pékin. Quels que soient nos désaccords, une forme de « realpolitik climatique » impose de sécuriser l’espace de coopération avec la Chine sur ce sujet, comme sur le sujet fiscal et commercial. Et elle impose de faire en parallèle deux paris.

Le premier est que le pacte implicite qui lie le régime et sa population (« je te donne l’accès aux richesses matérielles et tu renonces aux libertés politiques ») devra intégrer des éléments qui nourriront l’agenda de coopération. Ainsi, l’effroyable pollution de l’air dans les villes chinoises est la première cause de mobilisation des classes moyennes sur les réseaux sociaux. Or, impossible de régler ce problème sans diminuer les émissions liées au charbon et sans passer à la mobilité électrique. Ce qui, dans les deux cas, est aussi bon pour le climat.

Le second pari est que, pour des raisons de leadership industriel, la Chine ne pourra pas rester à l’écart d’une dynamique portée ensemble par l’Union européenne et les Etats-Unis. La bataille de la neutralité carbone est aussi une bataille de normes, de technologies, de brevets, de sites de production, de règles d’accès au marché… Et la Chine est dépendante de ses principaux marchés d’exportation que sont les Etats-Unis et l’Europe. Elle doit donc s’adapter aux normes que nous fixons.

La modification des règles du jeu commercial constitue un autre défi. L’histoire nous apprend que la mondialisation de la coopération politique va toujours de pair avec celle des flux commerciaux. Et, à l’inverse, que la montée des tensions politiques s’accompagne toujours d’une contraction des échanges. Un progressisme mondialisé implique donc d’apporter une réponse innovante à cette équation.

Tout d’abord en assumant que toute mondialisation des flux économiques n’est pas bonne à prendre. Cette vision, longtemps dominante au sein de la Commission européenne, a conduit à intégrer la Chine en 2001 au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sans aucune contrepartie. Deux considérations stratégiques animaient alors les Occidentaux. La première était que la division internationale du travail et la transformation de la Chine en « atelier du monde » allaient apporter davantage de pouvoir d’achat aux consommateurs américains et européens grâce à la baisse des prix des produits importés.

Cela s’est effectivement réalisé dans de nombreux secteurs (textile, électronique, etc.). Mais l’arrivée sur le marché mondial du géant asiatique a créé dans les pays développés une césure entre gagnants et perdants : d’un côté, ceux dont l’emploi n’était pas menacé par la concurrence chinoise et qui en ont donc bénéficié en tant que consommateur ; de l’autre, ceux qui se sont retrouvés en concurrence directe avec des salariés beaucoup moins payés et qui ont fini par perdre leur emploi et, avec lui, les gains de pouvoir d’achat escomptés. Cette césure est aujourd’hui l’un des clivages les plus profonds des sociétés occidentales et éclaire puissamment les comportements électoraux.

La seconde considération était que l’intégration de la Chine dans le commerce mondial diffuserait progressivement un mode de vie, des valeurs et des aspirations qui finiraient par attirer le régime communiste dans l’orbite des démocraties libérales. Cette stratégie a, au moins à ce jour, totalement échoué.

La stratégie de la tension

Face à cet échec, certains sont tentés d’opter pour une démondialisation non coopérative à coups de dénonciation des accords commerciaux, de politiques unilatérales contraires aux règles de l’OMC, etc. C’est la logique du trumpisme, comme de l’extrême gauche et de l’extrême droite européennes. Comme toute stratégie de la tension, on sait quand et comment on y entre mais pas du tout quand et comment on en sort.

Surtout, elle revient à vider de leur substance les règles du jeu multilatéral, celles de l’OMC, par exemple, y compris les mécanismes permettant de les faire respecter comme l’Organe de règlement des différends. Or il est impossible d’imaginer une mondialisation de la gouvernance et de la coopération lorsque cela nous arrange, si notre stratégie est de la supprimer quand elle nous dérange.

Refuser cette démondialisation non coopérative ne signifie pas renoncer à la relocalisation de certaines activités. En plus de la relocalisation d’activités jugées stratégiques, que la crise du Covid a mises en évidence, il s’agit de mettre en œuvre une « démondialisation par le bas » à travers des politiques publiques qui démondialisent de fait l’économie sans remettre en cause les accords internationaux et l’architecture multilatérale, c’est-à-dire sans enclencher une démondialisation non coopérative « par le haut ».

Dans ce domaine, les exemples à amplifier sont nombreux : développement de l’économie circulaire, multiplication des signes de qualité et d’origine dans les clauses des marchés publics, passage des voitures thermiques aux voitures électriques permettant de remplacer du pétrole importé par de l’électricité produite en Europe, etc.

En complément, il est souhaitable d’explorer une troisième voie : conditionner les règles commerciales à des standards sociaux et environnementaux définis par les grands textes internationaux. Dans la géopolitique mondiale, c’est à l’Europe qu’il revient d’écrire cette nouvelle page. Elle présente les deux conditions pour y parvenir : des opinions publiques plus mûres qu’ailleurs et une puissance de marché qui permet de créer un rapport de force suffisant. Un élément est déjà acquis : l’Europe ne signera plus d’accord commercial avec un pays qui sortirait de l’accord de Paris. Mais il faut aller plus loin.

Avant la fin de l’année, l’Europe va définir sa nouvelle doctrine commerciale. Il est essentiel qu’elle exige pour tout nouvel accord des chapitres « développement durable » contraignants et capables de générer des sanctions filière par filière ou produit par produit. Enfin, une autre bataille est en cours : la mise en place d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Alors que le prix du carbone va significativement augmenter pour les industries européennes avec le Green Deal, il est logique de préserver la compétitivité de ces entreprises en s’assurant que leurs concurrents paient le même prix du carbone lorsqu’ils vendent le même produit dans l’Union. La proposition de loi va être faite en juillet par la Commission. Il s’agit au fond de faire entrer l’enjeu climatique dans les règles du jeu commercial.

Le progressisme du XXIe siècle n’a pas vocation à définir au niveau international ce qu’est une « société juste ». L’enjeu est de recréer les conditions pour que la justice sociale et fiscale puisse s’exercer, selon des modalités qui relèvent de choix nationaux. Cette approche pragmatique est celle des négociations internationales en cours en matière de reconquête de la souveraineté fiscale. Il ne s’agit pas de se mettre d’accord sur le « bon » taux de taxation des entreprises multinationales mais de fixer un plancher, autour de 15 % à 20 %, qui mette fin de facto aux paradis fiscaux. Rien n’empêche ensuite chaque Etat d’aller bien au-delà.

On pourrait imaginer une telle approche concernant la fiscalité des patrimoines les plus élevés, disons le fameux 1 %, voire moins. Il est improbable que les Etats parviennent un jour à un accord sur une taxation identique des grandes fortunes. En revanche, je suis persuadé que viendra le temps d’une discussion sur la possibilité d’un prélèvement obligatoire minimal de quelques points de pourcentage sur les plus fortunés, y compris dans les pays émergents et en développement, pour financer des biens publics mondiaux.

D’autres éléments de la construction de règles fiscales internationales sont en discussion et leur conclusion positive viendra, je l’espère, consolider l’ambition de la nouvelle synthèse progressiste. Je pense notamment à la taxe européenne sur les transactions financières, en débat depuis une décennie. Trouver un accord entre les onze Etats européens qui font partie de ce qu’on appelle la coopération renforcée serait un signal politique fort.

Le progressisme doit par ailleurs continuer à structurer des politiques publiques qui établissent de nouvelles relations entre l’Etat et le marché. Le XXe siècle a été marqué par l’affrontement entre les tenants de la propriété publique et ceux du libre jeu des marchés. Aujourd’hui, il s’agit de prendre le meilleur des deux mondes.

Etat stratège, régulateur, investisseur

Le rôle de l’Etat est désormais réaffirmé sous trois formes : stratège, régulateur et investisseur. Le fait que la puissance publique soit en capacité d’orienter les choix économiques est une idée-force aussi bien du programme de l’administration Biden que de la nouvelle vision européenne de la souveraineté industrielle dans des filières stratégiques qui doivent être maîtrisées par les Européens. L’Etat régulateur trouve toute sa place, notamment dans la réorientation de l’économie vers la neutralité climatique. Enfin, l’Etat investisseur a retrouvé une place prééminente avec les plans de relance.

Loin de se faire contre le marché, ce retour de l’Etat est conçu pour faire levier sur les investissements privés. L’enjeu central est d’organiser la collaboration entre les sphères publique et privée pour optimiser le rôle de chacune. Dans le domaine climatique se déploie maintenant un logiciel commun consistant à se mettre d’accord sur des feuilles de route pour accélérer les investissements de manière optimale. Les climate tables des Pays-Bas ou l’initiative Fossil Free Sweden en Suède servent d’inspiration. Ces feuilles de route sont maintenant reconnues dans la loi européenne sur le climat adoptée au printemps 2021, comme d’ailleurs dans la loi climat et résilience française.

Une méthode complémentaire est de changer les règles du jeu du système financier. Les marchés financiers ont longtemps été le cœur de l’idéologie libérale et ont bénéficié dans les années 1980 d’une dérégulation massive. La crise financière de 2007–2008 qui en a résulté a remis les régulateurs et la maîtrise du risque au centre du jeu. Nous franchissons maintenant une nouvelle étape en cherchant à mettre la puissance des marchés financiers au service de la transition climatique.

Les grandes places financières mondiales sont toutes en train de revoir leur réglementation pour mieux capturer les risques associés à la crise climatique, les internaliser dans les comportements des entreprises et accélérer le financement de l’action climatique. Ces initiatives préfigurent un « capitalisme responsable » qui naîtra de la combinaison de deux forces : l’action publique progressiste et la prise de conscience de la gravité de la crise climatique par un nombre suffisant d’acteurs privés. Il faut continuer à avancer sans tabou sur ce chemin.

Il passera notamment par une révision des règles comptables, sujet majeur pour l’évolution du système car elles régissent la façon dont on évalue la valeur des entreprises. Il est d’ailleurs notable que l’une des réformes-clés de la vague libérale ait été d’imposer la « fair value » donnant à la finance de marché un rôle dominant dans l’évaluation comptable des entreprises. Je suis persuadé que nous n’irons pas au bout du modèle progressiste si nous ne modifions pas ces règles car dans l’économie, « ce qui n’est pas compté ne compte pas ».

Des risques et des résistances

C’est une nouvelle frontière qu’il nous faudra explorer rapidement. Il en va de même de l’encadrement des droits des actionnaires pour favoriser les participations de long terme. Il est anormal que des spéculateurs qui entrent au capital d’une société pour quelques minutes ou quelques jours aient autant de droits qu’un actionnaire qui y demeure pendant des années.

Enfin, il ne faut pas le nier, les évolutions profondes que cherche à atteindre le progressisme auront des effets négatifs pour certains pays. Les paradis fiscaux seront, par exemple, affectés par l’impôt mondial minimal sur les bénéfices des multinationales. Mais ces pays n’ont pas suffisamment de puissance pour engendrer des risques de déstabilisation au-delà de leur propre champ national.

Le risque est différent en ce qui concerne la fin annoncée de la rente pétrolière et gazière liée à l’invention d’une économie neutre en carbone. De nombreux régimes doivent leur stabilité et l’essentiel de leurs revenus à l’exportation de gaz et de pétrole : l’Arabie saoudite, le Qatar, la Russie, l’Algérie…

Plus de 50 % des recettes fiscales de l’Etat russe sont issues des exportations d’énergies fossiles. Ces régimes sont des régimes autoritaires et la diminution progressive de la rente fossile les affaiblira. En tant que démocrate, je m’en réjouis. Mais, comme toute déstabilisation, elle est porteuse de risques, d’opportunités et de résistances. Penser ces évolutions est une nécessité géopolitique, stratégique et démocratique. Car les « printemps arabes » l’ont encore démontré récemment, l’effondrement des régimes autoritaires d’hier ne mène pas nécessairement à des régimes démocratiques…

Au seuil de la décennie 2020, le progressisme mondialisé est cependant loin d’être le seul horizon possible. Le nationalisme peut s’imposer comme l’idéologie dominante. Il faut ici bien distinguer le « fait national » et le nationalisme. Le premier est incontournable et tous ceux qui l’ont oublié s’en sont mordu les doigts. La nation est le creuset fondamental de nos identités politiques. Mais à la différence du nationalisme, le fait national ne postule aucune supériorité, aucun impérialisme, aucun monopole de la construction politique. Le nationalisme, lui, repose sur l’instrumentalisation du fait national pour fabriquer du conflit entre un « nous » et des « eux ».

Il est aujourd’hui un élément-clé du trumpisme, de la voie chinoise de Xi Jinping, des brexiters, de Bolsonaro, des conservateurs du régime islamiste iranien comme de la droite israélienne… Il peut devenir demain la force dominante qui régit nos relations. Dans ce cas, oublions le projet d’une mondialisation organisée et progressiste puisque toute discussion partira d’un argument simple : « je fais ce que je veux chez moi ».

Cette bataille idéologique entre progressistes et nationalistes est l’une des lignes de force de la période politique que nous vivons. Pour la gagner, les progressistes ne doivent pas viser à dépasser le « fait national », mais assumer la construction d’identités politiques multiples qui permettent de penser et d’actionner les différentes échelles d’action pour résoudre les problèmes de notre temps.

Alignement des planètes

Nous sommes donc à un moment charnière où la mondialisation du progressisme peut se structurer et s’accélérer. Se structurer en mettant davantage en avant son existence même. Un projet politique est d’abord un projet qui donne du sens, qui explique le monde, l’évolution des sociétés, leurs aspirations, leurs tensions… Avant d’être une action, la politique est un récit. Le récit de l’avancée du progressisme est à mettre en scène.

Un sommet des leaders progressistes mondiaux prêts à faire avancer cette vision du monde serait de ce point de vue un moment utile et important. Son accélération est par ailleurs rendue possible par un alignement des planètes inédit dont le principe central est une nouvelle alliance entre les Etats-Unis et l’Europe. Le cœur de son réacteur politique va des partis écologistes de gouvernement au centre droit en passant par les sociaux-démocrates et les centristes. Il peut prendre la forme d’une coalition entre plusieurs partis ou d’une synthèse à l’intérieur d’un parti aux frontières larges (à l’instar du Parti démocrate aux Etats-Unis).

Ce progressisme n’appartient à aucune force politique en soi. Tout dépend des systèmes partisans, électoraux, culturels… qui structurent les vies politiques nationales. Comme ce fut le cas pour la construction de l’Etat providence au XXe siècle, le progressisme mondialisé gagnera en agrégeant des forces politiques différentes. Il offre aujourd’hui une opportunité historique à la fois puissante et encore fragile. C’est le combat que nous devons gagner.

Cette tribune est initialement parue dans l’édition du Monde du 16 juin 2021. Celle-ci est accessible ici.

Accéder à ma contribution “Le nouvel âge progressiste de la mondialisation” pour Terra Nova

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Pascal Canfin

Député Renew Europe. Président de la commission ENVI du Parlement européen.